Mille feuilles
Pierre-Michel Tremblay
Une coproduction du Théâtre d’Aujourd’hui et des Éternels Pigistes
Salle principale
28 octobre au 29 novembre 2003
Mise en scène
Les humains sont des mangeurs d’images, partout les représentations de nous-mêmes nous envahissent et prennent d’assaut notre imaginaire. D’une façon parfois violente, parfois ludique, parfois amoureuse, parfois doctrinaire… En une succession de tableaux humoristiques, voici un spectacle aux teintes surréalistes qui raille cette insidieuse pollution iconographique et, surtout, le rapport ambigu, d’attration et de répulsion, que nous entretenons avec elle.
Mot de l’auteur
Deux tortues jouent sur une petite plage. Elles font un château de sable. En arrière-plan, on voit un petit lac entouré d’arbres. C’est la page couverture d’un livre pour enfant : Benjamin va à la plage (en sous-titre, on peut lire Un livre d’activités avec des vignettes autocollantes). Benjamin est une tortue. Cette image de tortue pour enfant s’est imprimée en moi pendant un Salon du livre. Je ne l’ai pas choisie. Comme toutes ces images et ces répliques de science-fiction de série B, de mauvais vaudevilles français, de théâtre étrangement russe, de slogans publicitaires, de phrases de sans-abris criées dans le carré Saint-Louis et attrapées au vol… Comment sont-il arrivés en moi, toutes ces images et tous ces sons ? Je ne le sais pas toujours. Ce que je sais, c’est qu’il faut bien en faire quelque chose. Pour résister à ce flot de stimuli incessant qu’on se projette à nous-mêmes. Alors j’utilise cette image de livre pour enfant dans ce mot de l’auteur pour qu’elle m’appartienne un peu. Et j’ai laissé monter en moi les petites histoires que vous allez voir ce soir pour la même raison : essayer de m’appartenir un peu, tenter de me reconnaître dans la grande confusion mentale de notre monde.
Et pour rigoler, évidemment !
Avec une énergie formidable, Martin, les acteurs de notre troupe et les concepteurs en ont fait un spectacle des Éternels Pigistes. Notre nouveau spectacle. Le quatrième. Déjà ?
Merci de venir nous voir. Je vous souhaite une très bonne soirée…
Pierre-Michel Tremblay
Mot du metteur en scène
Quand on a faim, les buffets chinois, c’est pratique, on peut manger tu-suite toutes sortes d’affaires : des spare ribs luisants dans de la sauce brune, des bouboules de poulet dans de la sauce orange, des egg rolls bien dorés accompagnés d’une belle sauce rouge, du riz frit beige avec des ti-bouts de céleri, des brocolis verts-verts-verts croquants-croquants-croquants, des nouilles longues, plates ou frisées, pâles, foncées ou transparentes dans du jus jaune épicé. Et si on encore faim, il reste ben des choses : de la salade de macaroni, des chicken wings, du jello et de la cramaglace à toutes sortes de couleurs. J’aime ça !
Quand on veut être informé, c’est pratique, on peut voir où on veut des morts de toutes sortes de manières : dans des accidents de char effoirés, dans des guerres exotiques qui se passent on comprend pas trop-trop où, dans des sacs de couchage de bars de danseuses perdus su’l bord de l’autoroute avec des hautes fougères. C’est important. Et si on veut être informé encore plus, c’est le fun, ça repasse tout le temps en quelque part en reprise.
Au cas où…
Bonne soirée abondante !
Martin Faucher
Le rêve, un music-hall
Ils nous parlent, de spectacle en spectacle, de ce qu’ils observent du monde contemporain, décortiquant les préoccupations qui sont dans l’air du temps, ironisant sur les dernières « tendances » en date, observant leur génération d’un regard à la fois tendre et impitoyable, et empruntant volontiers à l’époque mouvementée qui est la nôtre ses formes complexes et ses rythmes syncopés. Ils aiment les structures en tableaux qui leur permettent de multiplier les situations et les points de vue, ils aiment sonder la surface des choses pour en traquer la profondeur et ils aiment, surtout, nous mener à l’intériorité, à l’émotion nue et au silence en explorant l’ahurissant vacarme dont on les couvre. Leurs spectacles, très humains, sont drôles, lucides, imprévisibles, et leur parfaite complicité éclate dans chacun.
Depuis leur fondation en 1996, les Éternels Pigistes, à la fois talentueux et éminemment sympathiques, se sont attiré un concert d’éloges à peu près unanime partout où ils sont passés. Formé de l’auteur Pierre-Michel Tremblay et des comédiens Christian Bégin, Marie Charlebois, Patrice Coquereau, Pier Paquette et Isabelle Vincent, ce collectif a un style bien à lui, un style d’une légèreté narquoise qui n’exclut ni la réflexion corrosive, ni l’introspection troublée. Grand familier de l’humour, à la scène comme à l’écran, Pierre-Michel Tremblay a un coup d’œil en quelque sorte anthropologique qui avait donné, jusqu’ici, le Jeu du pendu, où un jeune homme qui s’est passé une corde autour du cou propose à ses amis de jouer à lui trouver des raisons de vivre, Quelques Humains, qui met en scène une famille d’êtres foncièrement seuls, et le Rire de la mer, succès éclatant, où une femme atteinte d’une maladie incurable parcourt le monde en consignant ce qu’elle y voit d’étonnant. Au fil de ces textes et de leurs facéties, une question globale : de quoi est faite la société actuelle, dans quelle spirale sans fin est-elle entraînée ?
Le bourdonnement médiatique
Cette fois-ci, c’est de l’inépuisable banquet d’artefacts qu’offre le monde moderne qu’il s’agit, et de notre grande voracité à en consommer. Les humains, dans Mille Feuilles, sont présentés comme des mangeurs d’images et de technologie : des affiches et des panneaux publicitaires aux couvertures de livres, à la télé et aux ordinateurs, partout des représentations, des illustrations, des icônes de la mode ou d’un certain mode de vie. Comment ces images, ces jingles publicitaires et autres créations multimédia envahissent l’imaginaire et le contaminent, comment ils sont fabriqués, quelle violence doctrinaire contient leur ludisme souriant, voilà quelques-unes des pistes qu’on nous propose ici.
L’empire médiatique que dirige Ségolène, dans Mille Feuilles, s’appelle « Mass inc. ». Ce nom dit tout, autant dans sa connotation de « multitude » que dans son sens anglais de « messe ». C’est à une communion collective et à un acte de foi que nous convie le bombardement visuel ambiant, acte de foi d’autant plus grand qu’on ne sait plus distinguer le vrai du faux, la chair de l’écran, la personne des filtres par lesquels elle nous parvient. « Une boîte vocale, c’est tout sauf désirable », lance François après avoir été congédié par un « bio-ordinateur » presque humain… Pouvoir choisir, entre 326 stations de télévision, une scène d’abri antiaérien ou une autre de sans-abris urbains, pouvoir imaginer une comédie musicale commerciale sur un peintre comme Gauguin, pouvoir zapper d’une pièce « vaguement » russe à un numéro de clowns acadiens, c’est à la fois grisant et potentiellement néantisant : l’abondance a un insidieux effet de nivellement.
Mille regards
Pour déjouer les mécanismes de l’illusion, il faut forcément afficher les masques, montrer les ficelles, se tenir à distance de la représentation traditionnelle. Les Éternels Pigistes nous ont habitués depuis longtemps à des façons non conventionnelles de raconter une histoire, mais ici, ils font un pas de plus dans leur subversion des codes théâtraux. Commentaires qui sortent de la fiction (comme ces allusions à la salle du Théâtre d’Aujourd’hui et à Blue Bayou, qui y a été présenté juste avant Mille Feuilles), adresses directes au public qui font un clin d’œil aux apartés du théâtre classique, remarques sur la pièce qu’on joue, citation de son titre à plusieurs reprises et de plusieurs façons (des acteurs voient le programme dans les mains des spectateurs, des personnages évoquent le millefeuilles en pâtisserie…) : tout est bon, ici, pour exposer au grand jour les rouages de la création.
Et il y a l’humour, bien sûr. Un peu bon enfant, souvent cinglant. Cinq acteurs, devant nous, s’amusent à jongler avec la mythique « présence » du comédien, avec les frontières de l’espace scénique, avec l’unité de temps (une scène se passe au siècle dernier, une autre au siècle futur), avec le réel, avec les apparences. Tout ce que la débauche technologique remet en cause, précisément. Comme dans ses deux dernières pièces, Pierre-Michel Tremblay a conçu une succession de petits univers parfois teintés de surréalisme ; à même leur variété de tons, à même leur télescopage et leur superposition, c’est le chaos du monde qui défile sans interruption.
Fermer les yeux
Où, se demandent les Éternels Pigistes, peut-on encore avoir accès à soi, quand la planète entière nous est offerte à toute heure du jour ? Comment faire taire le murmure high-tech et retrouver sa propre musique intérieure ? Les personnages de Mille Feuilles sont attirés par la folle cacophonie environnante tout autant qu’ils la craignent. Chacun, chez Mass inc, a un moment de recueillement où il rêve, fouille ses souvenirs et se demande de quoi ils sont faits, dans quelle mesure ils lui appartiennent vraiment. Car c’est l’intimité de chacun que la pollution médiatique viole ainsi impunément…
La surexcitation optique est devenue habituelle. Mais peut-on lucidement décoder ce foisonnement ? Perturbés par un magma de contenus qu’ils subissent passivement avant de les comprendre, jetés dans un règne de l’éphémère où l’Histoire elle-même semble engagée dans un processus de fuite en avant, les personnages de Mille Feuilles fuient avec leur époque. Christophe lui-même, qui avait finalement réussi à ne plus participer au mouvement, est entraîné, apprend-on, dans un autre genre d’évasion. Ne nous y trompons pas : sous ses airs goguenards et son sarcasme assassin, le spectacle lance un cri urgent. Avant que la course ne se fige en une espèce de vide glacial (la fin de l’humanité?), Mille Feuilles nous supplie de réentendre la question qu’a lancée Gauguin, son artiste fétiche, il y a plus d’un siècle, question que toute la frénésie d’aujourd’hui a considérablement assourdie : D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ?
Diane Pavlovic
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Mille feuilles de Pierre-Michel Tremblay en photos !
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L’affiche de Mille feuilles de Pierre-Michel Tremblay
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Assistance à la mise en scène et régie
Scénographie
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