Chronologies

La peur comme moteur d’écriture

Écrire Chronologies a été l’une des expériences les plus terrifiantes de ma vie, car cela m’a obligée à plonger dans les zones les plus sombres de mon être, de mon pays natal et des personnes qui m’entourent. Lorsque Stéphanie Jasmin et moi sommes revenues du Burundi et du Rwanda, j’ai compris que, pour raconter cette histoire, il me fallait creuser au plus profond de moi-même et dire la vérité, sans détour. Je suis profondément reconnaissante envers Stéphanie pour son accompagnement dramaturgique, surtout dans les moments où cette vérité me semblait trop difficile à affronter.

Il peut sembler paradoxal de parler de vérité lorsqu’on écrit de la fiction, mais James Baldwin disait que le rôle de l’écrivain est de témoigner de la réalité, quels que soient l’inconfort ou la douleur qu’elle suscite. Chronologies est ma tentative de dire la vérité. Mais au fil de ce processus, j’ai compris que, parfois, dire la vérité coûte bien plus que ce que l’on imagine.

Maintenant que j’ai terminé l’écriture, je réalise que la peur qui m’a accompagnée tout au long du processus, et que je ressens encore à l’approche des représentations, est nécessaire. Elle me rappelle le privilège que j’ai de pouvoir raconter cette histoire en étant si bien entourée. Car je me sens profondément honorée d’avoir pu bénéficier, dans ce processus, de l’intelligence et de la sensibilité de Stéphanie Jasmin, puis des connaissances historiques et contextuelles, ainsi que de la vulnérabilité d’Isabelle Kabano.

Lors de la première lecture de la pièce avec toute l’équipe, j’ai été profondément émue de voir tant de concepteurs et conceptrices que j’admire réuni·es autour de la table, prêt·es à donner vie à Chronologies. Je vous en suis infiniment reconnaissante.

Merci à toute l’équipe d’UBU. Merci également à toute l’équipe du CTD’A — votre théâtre est, et a toujours été, un lieu où je me sens chaleureusement accueillie.

— Stephie Mazunya

Trois femmes : la jeune Muco, née au Québec, qui se rend pour la première fois dans la patrie de sa mère pour l’y enterrer ; l’Autrice, qui cherche l’inspiration dans le pays d’Afrique qu’elle a quitté à 14 ans ; et Antoinette, qui décide de se raconter enfin à ses filles. Chronologies croisées et alternées de ces femmes qui prennent la parole, une parole intérieure ou adressée, une parole qui tente de mettre des mots sur les mouvements de la pensée et les silences trop longtemps gardés.

Le texte de Stephie Mazunya se structure par fragments, alternant ces trois trames qui se miroitent et se font écho. Ses personnages ont en commun le désir de (se) dire, de nommer, de raconter, pour pallier aux béances qui ont rompu plusieurs fois la transmission des récits familiaux. Mais sous leurs récits se meut un désir encore plus profond : celui d’écrire. Un désir partagé par les personnages de Muco et de l’Autrice, mais aussi par Stephie Mazunya elle-même. C’est à cet endroit précis qu’elles s’amalgament en un jeu de miroirs infinis. Écrire leur permet de relier bribes de réalités, rêves et fantasmes ; de sculpter des figures projetées, inventées ou inspirées de leurs proches, de réconcilier les lieux réels et ceux de l’imaginaire – tout aussi réels. L’écriture comme acte de dévoilement mais aussi d’affranchissement de soi et des récits que l’on porte en soi et malgré soi.

Ce processus de création m’a fait voyager dans les géographies autant fictives que réelles de Stephie Mazunya. Avec elle, je suis allée au pays de l’enfance, le Burundi, pour comprendre, ressentir, regarder, filmer. Ce fut un voyage fulgurant durant lequel j’ai connu une autre Stephie. Je l’ai entendue parler dans sa langue, le kirundi ; j’ai observé le Burundi à travers son regard, ses réactions, ses liens avec les gens, avec sa famille, tout en la voyant devenir peu à peu le personnage de cette partition qu’elle continuait d’écrire sur place. Avec elle, j’ai poursuivi le voyage jusqu’au Rwanda, le pays voisin, où nous avons rencontré Isabelle Kabano à qui j’avais proposé le rôle d’Antoinette. Dans les hauteurs de Kigali, au son des innombrables oiseaux peuplant la forêt d’eucalyptus, nous avons pu lire le texte avec un nouvel éclairage, celui d’Isabelle, précieux pour poursuivre la création.

Accompagner ce processus de Stephie, tout en intensités variables, en recherche des mots justes et en plongées parfois abyssales en elle-même, fut pour moi une expérience forte et émouvante. Avant même d’œuvrer à lui donner forme et le faire entendre sur scène, je me suis déplacée dans tous les sens du terme, devenant parfois témoin des moments où l’expérience d’une artiste et ses pensées entrent en fusion pour devenir une matière nouvelle, une matière d’écriture.

— Stéphanie Jasmin

Fondée en 1982, UBU compagnie de création a pour mission de produire et diffuser les œuvres de ses deux directeurs artistiques, Denis Marleau et Stéphanie Jasmin. À travers leurs créations, ils offrent au public un large éventail de projets scéniques, allant de l’exploration de textes inédits ou du grand répertoire à l’opéra, en passant par l’installation vidéo et le théâtre de l’effigie. Leur approche non hiérarchique des arts vivants, leur passion pour les voix littéraires et l’histoire de l’art, ainsi que leur recherche sur le jeu d’acteur, constituent les fondements de leur démarche théâtrale. Établie à Montréal, UBU, avec sa structure de production flexible et adaptable, jouit d’un rayonnement remarquable. Leurs œuvres ont été applaudies tant au Musée d’art contemporain et au Centre Pompidou qu’au FTA et à Avignon, à Espace Go, à l’Usine C et au CTD’A à Montréal, ainsi qu’au Théâtre de la Cité internationale et à La Colline à Paris.